L’œuvre « habitée » et l’art de la transposition…
Younes Rahmoun
Younès Rahmoun s’installe. L’espace est carrément exigu, à peine plus d’un mètre cube… C’est son atelier, la Ghorfa[1]. C’est en ce lieu, un espace vide sous l’escalier de la maison familiale, que l’artiste pense, élabore, esquisse et enfin dessine, les projets d’installations qui ne prendront réellement forme qu’au moment de l’exposition[2].
Les œuvres de Younès Rahmoun sont le fruit d’un travail minutieux et éminemment rigoureux. Rien dans la Ghorfa n’évoque le cliché de l’atelier d’artiste, tout y est savamment rangé, classé… projets en cours, projets à venir, projets archivés, idées de projets… Cet ordre, cette précision répondent certainement à l’espace de travail qu’il s’est imparti (à défaut de pouvoir disposer d’un autre...) et approprié (parce qu’il répond finalement à un processus de pensée…), et ne sont pas sans écho dans le travail lui-même. Il finira d’ailleurs, après avoir passé sept années (1998-2005) à penser ses œuvres dans cet « isoloir », à en faire un travail en soi, transposant l’architecture de son atelier dans une maquette au 1/75ème [3]. Une manière peut-être d’inverser ainsi un processus récurrent dans son travail, puisqu’il lui faut sans cesse transposer l’échelle réduite de la feuille A4 à celle des dimensions imaginées pour l’installation… transposer la bidimentionnalité de ses projets dessinés à l’espace tridimensionnel de l’exposition… Un travail qui n’est pas sans évoquer celui de l’architecte.
Alors qu’il était encore étudiant à l’école des Beaux-Arts de Tétouan, Younès Rahmoun est intervenu sur des meules de paille en forme de petites maisons[4]. Pour son diplôme de fin d’étude, il a choisi de présenter son travail dans une maison traditionnelle, en épousant les espaces vides de l’architecture intérieure avec ses travaux[5]. Ces recherches autour de la forme architecturale, prendront une dimension nouvelle avec les pièces « Tamathoul »[6] et « W’hida-W’hida »[7] qui explorent le jeu des pleins et des vides des ouvertures, comme des portes ouvertes ou fermées sur le monde, et mettent en exergue à la fois le minimalisme (d’apparence), l’économie de moyens, la répétition des formes et l’utilisation de matériaux « pauvres » qui caractériseront ensuite tous ses travaux.
Il est question de méthode dans le travail de Younès Rahmoun, certainement, mais cette belle mécanique d’élaboration, si elle s’alimente de science et de rigueur, prend sa source dans un univers beaucoup plus immatériel. Rien n’est gratuit et innocent dans le travail de l’artiste, chaque forme, couleur et matériau utilisés, le nombre d’éléments et leur disposition… jusqu’à l’orientation même des pièces dans l’espace. C’est que chaque œuvre est plus le fruit d’un travail de méditation que d’une inspiration subite, c’est que chaque élément répété, chaque association d’objets, répond plus à une mystique qu’à un simple artifice formel.
Ainsi, l’œuvre « Subha »[8], une spirale lumineuse (qui n’est pas sans évoquer l’arabesque arabo-musulmane) composée de 99 ampoules enveloppées chacune dans un tissu blanc de linceul, concentre tant la symbolique récurrente des chiffres[9], de la couleur et de la matière, que l’évocation de la forme en mouvement de notre galaxie. Une œuvre qui s’élève dans une quête spirituelle intime et se transcende dans les interrogations de cultures universelles. Dans la sobre apparence de cette spirale « éclairée » se révèle une œuvre complexe et quelque peu mystérieuse, une métaphore de ce qui « habite » l’âme humaine… Un prolongement en tout cas de ce qui constitue l’univers personnel de l’artiste, de la méthode à la forme qu’elle produit, de la pensée même de l’œuvre à l’exercice de sa réalisation. Une transposition de la vie à l’œuvre (et inversement !), qui s’exprime comme une sorte de « nécessité intérieure » chez Younès Rahmoun. La petite pièce éphémère, « Sitta »[10], qu’il réalisa pendant un séjour en camp de rétention dans le sud de la France[11] en est un vibrant témoignage. Ainsi, durant ces six jours, il occupa l’heure de promenade qui lui était accordée quotidiennement à récolter les rares cailloux blancs mêlés au gravier noir de la cour pour en faire une « petite montagne » blanche sur le sol sombre… un moyen certainement de signaler sa présence en ce lieu, comme le linceul, qu’il utilise fréquemment dans son travail, évoque la mort pour mieux souligner la valeur de l’existence humaine dans sa forme la plus épurée.
Et si l’artiste puise dans son vécu, son quotidien, ses croyances et sa culture les éléments qui composent ses pièces, c’est pour en extraire les potentialités formelles et en explorer les réminiscences culturelles, pour en re-visiter les symboliques et les transposer comme autant de jalons, de repères invisibles mais perceptibles, dans son travail.
© Florence Renault-Darsi, février 2007
[1] - trad. « Petite chambre »
[2] - Cf. film d’Eymeric Bernard « Ahad » (trad. »dimanche » et « unique ») réalisé sur l’artiste et son atelier, 2003.
[3] - « Al Ana Huna » (trad. « Maintenant Ici »), Appartement 22 – Rabat - 2005.
[4] - « Temmoun » (trad. « meules), campagne de Tétouan – 1996.
[5] - Tétouan, 1998.
[6] - trad. « symétrie », Fonds Régional d’Art Contemporain de Franche-Comté, 1999.
[7] - trad. « une petite, une petite », Fonds Régional d’Art Contemporain de Franche-Comté, 1999.
[8] - trad. « Chapelet » - 2004.
[9] - Notamment le chiffre 99 (nombre de grains d’un chapelet musulman) que l’on retrouve dans de nombreuses pièces: « Kemmoussa » (trad.« Petit baluchon » - pièce constituée de 99 sacs en plastique noir, ceux-là même qui polluent les campagnes marocaines, compressés et cloués - 2001.), « Melfoufa » (trad. « Embobinée » - 5 fois 99 petits volumes constitués de ficelle en plastique noir - 2001.), « Loqma » (trad. « bouchée » - tamis contenant 99 boules de papier aluminium – 2001.), « Wahid » (trad. « un » - vidéo de 99 secondes dans laquelle l’artiste psalmodie 99 fois « wahid » - 2003.), « Intifada » (99 petits baluchons de tissu blanc accrochés au mur - 2003.).
[10] - Trad. « six » - Août 2005.
[11] - A cause d’un visa expiré d’un jour alors qu’il rentrait à Tétouan.